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La longue crise de l'Europe, par Michel Aglietta
LEMONDE | 17.05.10 | 16h41 • Mis à jour le 17.05.10 | 18h44
Michel Aglietta
Il y a une seule crise du capitalisme financiarisé et drogué à la dette, qui a débuté en août 2007 et qui a connu un premier paroxysme à l'automne 2008. Nous sommes entrés dans le deuxième acte de cette crise. Dans leur ouvrage sur les crises financières dans l'histoire, Carmen Reinhardt et Kenneth Rogoff montrent que les crises bancaires internationales rebondissent presque toujours en crises de dettes souveraines.
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Les lieux où elles rebondissent sont les maillons faibles de l'économie mondiale. Ce fut l'Amérique latine dans les années 1980, c'est la zone euro aujourd'hui. Car cette crise interfère avec une déficience congénitale de la zone euro depuis sa création. Cela ne devrait pas surprendre puisqu'il s'agit d'une union monétaire incomplète, donc fragile.
C'est, en effet, l'un des résultats les mieux établis de la macroéconomie internationale qu'une union monétaire ne peut fonctionner sans mécanisme de coordination budgétaire. L'Allemagne a imposé de passer outre et de remplacer la nécessaire solidarité par une règle uniforme de restriction budgétaire, le fameux pacte de stabilité, qui est arbitraire et insensible au contexte économique. Que cette règle ait volé en éclats devant le sauvetage des banques qui a transféré la crise aux Etats est le moins que l'on pouvait attendre.
La zone euro prétend se gouverner par des règles en dehors de la gestion de la monnaie, l'Eurogroupe n'étant qu'un fantôme de coordination intergouvernementale. On a vu avec la Grèce que la règle budgétaire ne prévenait pas la tricherie. C'est donc là que la crise a frappé. Le 20 octobre 2009, le nouveau ministre des finances grec a annoncé que le déficit public n'allait pas être de 5 % du produit intérieur brut (PIB), mais de 12,5 % (révisé ensuite à 13,6 %).
A partir de cette date et jusqu'au début de mai, les dirigeants politiques de la zone euro, surtout les dirigeants allemands, nous ont offert un ahurissant spectacle d'annonces et de contre-annonces, d'incantations et de propos contradictoires, montrant au monde entier et surtout à la communauté financière internationale à quel point l'Europe n'était pas gouvernée. Comment s'étonner que ce spectacle ait donné l'occasion aux banques d'affaires et aux hedge funds anglo-saxons de spéculer sur un scénario de faillite grecque non gérée et de désagrégation de la zone euro ?
Comment s'étonner que cette spéculation répétée depuis janvier ait fini par faire s'effondrer la confiance de l'ensemble des investisseurs ? A travers la Grèce, c'est l'incohérence de la zone euro qui est visée. C'est bien pourquoi l'euro a été attaqué. L'ironie est que cette glissade est jusqu'ici une excellente nouvelle !
Une erreur cardinale a été faite, que le plan de financement de 110 milliards d'euros sur trois ans alloués à la Grèce ne saurait dissiper. La même erreur que celle commise en 1982 par le club des créanciers souverains du Mexique a été répétée. On nie qu'il y ait un problème de solvabilité et on feint de croire qu'il n'y a qu'un problème transitoire de liquidité. Cette erreur à l'époque a coûté la décennie perdue à l'ensemble de l'Amérique latine.
Les pays ont été épuisés par les plans d'austérité stériles imposés par le Fonds monétaire international (FMI) pour préserver les banques créancières. Ce n'est qu'à la fin de la décennie avec l'initiative Brady que les dettes ont été restructurées, que les banques ont pu se débarrasser de leurs créances avec décotes et que les économies ont pu retrouver le chemin de la croissance.
Imposer à la Grèce une austérité écrasante en feignant qu'elle va s'en sortir toute seule dans un contexte de récession interne, de spirale déflationniste probable et de croissance européenne au mieux très faible, c'est installer une bombe à retardement qui peut coûter très cher à toute l'Europe.
Le manque de courage politique et surtout l'enfermement de l'Allemagne dans son splendide égoïsme ont conduit à clamer pendant des mois : "pas de défaut, pas de sauvetage, pas de sortie de l'Union économique et monétaire". Or la réponse politique la plus prudente, donc la plus raisonnable au sein d'une crise globale, mais aussi la plus juste, était de reconnaître la nécessité d'une restructuration de la dette grecque et d'organiser un plan dès le dernier trimestre 2009. Car un plan de restructuration permet de diminuer le coût d'un défaut s'il se produit.
Une étude de la Banque d'Angleterre a montré qu'un pays qui fait défaut sans accord avec ses créanciers subit des pertes de production trois plus élevées qu'un pays dont la dette a été restructurée.
Une large conférence avec la participation des créanciers privés aurait dû définir les principes d'une restructuration. Ce plan aurait été moins coûteux à l'époque. Dans le cadre d'un rééchelonnement de la dette, les banques auraient dû pouvoir vendre avec décote des créances sur la Grèce, transformées en titres garantis par un fonds européen et achetées par tous les investisseurs du monde.
Cette opportunité n'ayant pas été considérée, la zone euro s'est trouvée devant le défi plus difficile d'avoir à prouver sa crédibilité. La contagion s'est enclenchée à l'encontre des titres de la dette publique des pays les plus fragiles (Portugal, Espagne) ou déjà les plus endettés (Italie) de la zone euro avec la complicité active des agences de notation, soucieuses de ne pas répéter leur performance désastreuse dans la crise des subprimes.
Dans le climat de fuite des investisseurs vers la qualité, c'est-à-dire vers les Bunds allemands et les bons du Trésor américain, le déni des ministres de finances des pays concernés par les attaques spéculatives a été pathétique.
Il a fallu que les gouvernements de la zone euro soient acculés par le déchaînement de la contagion dans tous les marchés de capitaux du monde, que les dirigeants américains et le FMI les rappellent à leurs responsabilités, pour qu'ils réagissent avec l'ampleur requise pour faire face à la crise systémique.
Le déploiement de moyens d'intervention d'urgence (60 milliards d'euros) et de garanties gouvernementales associées (440 milliards d'euros) pour permettre à une nouvelle agence financière de lever des fonds sur les marchés en vue d'acheter de la dette publique de pays fragiles, est une force de frappe considérable. Elle est complétée par un soutien immédiatement opérationnel du FMI de 250 milliards d'euros et par le revirement de la Banque centrale européenne qui accepte dorénavant d'acheter des titres publics sur le marché secondaire.
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C'est une initiative excellente qui ne remet pas en cause son indépendance, qui accompagne les politiques de consolidation budgétaire en réduisant les taux obligataires et qui n'a aucune incidence inflationniste dans une conjoncture dominée par des forces déflationnistes, d'autant que ces interventions peuvent être stérilisées si nécessaire.
Mais il faut aller au-delà et situer l'immédiateté des turbulences financières et la réponse des autorités monétaires dans la longue crise de l'Europe. Car cette réponse ne concerne pour l'heure que la préservation de la liquidité des marchés en assurant que les échéances de paiements des Etats débiteurs seront honorées.
Il ne s'agit encore une fois que de préserver les banques qui ont mis les finances publiques dans la situation désastreuse que l'on déplore ! Gérer dans la durée la solvabilité des dettes publiques et privées et retrouver les chemins de la croissance sont des défis qui posent des problèmes d'institutions et de finalités politiques autrement plus redoutables.
Les pays de la zone euro se trouvent devant une contradiction insoluble s'ils ne modifient pas leur approche de la politique économique. Dans leur recherche historique Carmen Reinhardt et Kenneth Rogoff ont trouvé qu'un seuil critique existe aux environs d'une dette publique qui atteint 90 % du PIB. Au-delà de ce seuil, la croissance tendancielle ultérieure est la moitié de ce qu'elle était avant la crise qui a fait augmenter la dette. Une majorité de pays de la zone euro aura atteint ou dépassé ce seuil dès la fin 2011.
Mais certains pays de l'espace d'influence germanique, les Pays-Bas, l'Autriche et au premier chef l'Allemagne, seront en dessous de ce seuil. La prise en compte de l'intérêt collectif de la zone euro, comme étant la mieux à même de satisfaire son propre intérêt, voudrait que le groupe des pays dont la dette publique n'est pas critique mène des politiques de soutien de la demande.
Il s'agit en effet d'aider le groupe des pays condamnés à la consolidation budgétaire à atteindre une croissance suffisante d'au moins 2 % pour espérer inverser la détérioration de leurs finances et donc pour éviter que ces pays n'entraînent toute la zone euro vers le bas.
En tout état de cause, la zone euro ne peut survivre sans un mécanisme de transferts budgétaires entre pays. Dans cet esprit l'instauration d'un Fonds européen pour multilatéraliser la solidarité serait une innovation utile.
D'après ce que l'on entend des intentions des gouvernements, ce n'est pas ce qui va se passer. Le piège suicidaire est de vouloir ramener les déficits publics en dessous de 3 % du PIB et de rapprocher les dettes publiques du niveau mythique de 60 % du PIB en l'espace de trois à cinq ans. L'exemple des Etats-Unis après la seconde guerre mondiale est que l'on peut faire reculer des niveaux de dette très élevés.
Mais il faut dix à quinze ans, l'aide de la Banque centrale et une croissance soutenue. Au contraire, ce que signifie la révision du pacte de stabilité, c'est la compression généralisée des dépenses publiques menant à la déflation compétitive.
C'est l'extension à toute la zone euro de la politique que l'Allemagne a suivie depuis les réformes Schröder du début des années 2000.
Cette politique lui a permis de soutenir son économie par l'excédent extérieur réalisé sur le dos de ses partenaires européens (75 % des excédents de 2008 étaient sur l'Europe, selon la Bundesbank), en profitant de l'orgie d'endettement privé dans les pays qui ont encouragé la spéculation immobilière par tous les moyens. Mais justement cet endettement privé est énorme.
A la fin 2007, la dette privée atteignait 335 % du PIB au Royaume-Uni et 317 % en Espagne, contre 200 % en Allemagne et 196 % en France. Les efforts pour la réduire conduisent aux surcapacités de production et à la baisse des investissements des entreprises, à la montée du chômage, à la stagnation ou à la baisse des salaires et à l'augmentation de l'épargne des ménages.
Il s'ensuit que le secteur privé n'est pas en mesure de compenser l'austérité budgétaire dans les pays où celle-ci va être draconienne, c'est-à-dire le Portugal, l'Espagne, l'Irlande et l'Italie. Aussi la zone euro est-elle menacée de tomber dans le même piège que le bloc or dans les années 1932-1936 après la dévaluation de la livre sterling en septembre 1931 : le cercle vicieux de la déflation, de la récession et de l'augmentation de la valeur réelle des dettes. Ce phénomène est d'autant plus inquiétant que la croissance tendancielle des trois plus grands pays de la zone euro décélère depuis plus de quarante ans, l'Italie étant même parvenue à la stagnation.
Si aucune composante de la demande interne ne soutient la croissance, la politique de consolidation des finances publiques est vouée à l'échec, sauf si la demande externe est capable de prendre le relais. En effet, les exemples des pays scandinaves après la crise financière de 1991 et du Royaume-Uni après la sortie de la livre sterling du système monétaire européen (SME) en septembre 1992 montrent que le rétablissement de ces économies et la réduction subséquente des dettes publiques sont venus de la dévaluation profonde des monnaies de ces pays.
Il faudrait donc une dépréciation considérable de l'euro, disons autour de 1,20 dollar pour 1 euro, puis maintien du change dans une zone compétitive (1,2 à 1,3) en sus d'une appréciation des monnaies asiatiques contre le dollar, de manière à créer un choc positif de demande vigoureux et prolongé pour lancer ensuite une croissance auto-entretenue.
Cependant, ce ne sont que les conditions initiales du retour de la croissance. Contrairement au postulat en vigueur dans les institutions européennes, qui a conduit au fiasco total de la fameuse stratégie de Lisbonne annoncée en 2000, l'efficacité des politiques structurelles de long terme n'est pas indépendante du dynamisme de la gestion macroéconomique.
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De plus, les deux types de politiques ne peuvent pas être laissés séparément à la discrétion de chaque gouvernement dans une union monétaire.
Si l'on veut éviter que la divergence des pays ne conduise à la désintégration, il faut une profonde restructuration des budgets qui soit compatible dans l'ensemble des pays membres.
Le projet mobilisateur ne peut être qu'une coopération étroite dans la mise en commun de ressources humaines et technologiques pour se placer à la frontière d'une vague d'innovations portées par les économies d'énergie, la substitution vers les énergies renouvelables, la protection de l'environnement et la baisse des coûts de la santé. Il faut aussi en faire bénéficier au maximum les pays émergents qui vont devenir les fers de lance de la croissance mondiale.
Cela implique de sortir de la logique budgétaire comptable et de restructurer à la fois les recettes et les dépenses. Inutile d'insister sur la nécessité d'élargir la base fiscale et d'annuler tous les allégements dont le seul objectif a été clientéliste. Il faut aussi créer des incitations à la réorientation de l'investissement. L'outil principal est une taxe carbone croissante dans l'ensemble de l'Europe, dont le produit doit être consacré en partie à l'investissement en recherche et développement et en partie à abaisser le coût du travail.
Elle doit être complétée par des subventions et des réglementations pour inciter aux rénovations urbaines. La refonte du budget européen et l'augmentation de ses ressources dans le sens de la promotion d'une croissance verte donneraient une impulsion majeure.
Enfin, l'expérience scandinave le montre clairement, il faut une priorité absolue pour l'investissement public en direction de l'éducation sur toute la vie et de la recherche. Les gouvernements européens sont-ils capables de cet aggiornamento ? Rien malheureusement ne le laisse prévoir.
Michel Aglietta est économiste.
Ancien élève de l'Ecole polytechnique et de l'Ecole nationale de la statistique et de l'administration économique, est professeur de sciences économiques à l'université Paris-X (Nanterre-La Défense), membre de l'Institut universitaire de France et conseiller au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (EPII). Spécialiste d'économie monétaire internationale, il est connu en particulier pour ses travaux sur le fonctionnement des marchés financiers. Il est notamment l'auteur de "La Monnaie, entre violence et confiance", avec André Orléan (Odile Jacob, 2002), et de "Crise et rénovation de la finance", avec Sandra Rigot (Odile Jacob, 2009).
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